Chronologie d'une réforme mouvementée
Les prémices de la réforme
La loi de finances pour 2025, adoptée le 14 février, prévoyait initialement de remplacer les seuils différenciés par un seuil unique de 25 000 euros de chiffre d'affaires annuel. Cette mesure était justifiée par le gouvernement comme une harmonisation nécessaire avec la réglementation européenne et une réduction des distorsions de concurrence.
L'objectif affiché était de générer 400 millions d'euros de recettes supplémentaires pour l'État, en assujettissant environ 200 000 micro-entrepreneurs à la TVA. Selon Bercy, cette réforme répondait également à l'évolution des règles européennes entrées en vigueur le 1er janvier 2025.
Les reports successifs
- 1er mars 2025 : date d'entrée en vigueur initialement prévue
- Février 2025 : premier report au 1er juin suite aux protestations
- 30 avril 2025 : suspension définitive annoncée par le ministre de l'Économie Eric Lombard
Cette succession de reports témoigne de l'impréparation du gouvernement face à l'ampleur des oppositions rencontrées.
L'opposition massive des professionnels
Les arguments des auto-entrepreneurs
La Fédération nationale des auto-entrepreneurs (FNAE) a lancé une pétition qui a recueilli un large soutien. Les principales critiques portaient sur :
- La complexité administrative soudaine pour des entrepreneurs habitués à la simplicité du régime
- L'impact financier direct sur la compétitivité, notamment face aux prestataires européens
- L'absence de période de transition pour s'adapter aux nouvelles obligations déclaratives
- Le caractère rétroactif de certaines dispositions
François Hurel, président de l'Union des auto-entrepreneurs et des travailleurs indépendants, a souligné l'impact psychologique désastreux : "Depuis le vote de la baisse des seuils, il n'y a plus aucune inscription d'auto-entrepreneurs. L'impact psychologique est désastreux sur l'esprit d'initiative."
Le rapport accablant du Sénat
Le 9 avril 2025, la commission des finances du Sénat a publié un rapport particulièrement critique. Les sénateurs ont qualifié la mesure de "réforme improvisée" et "répondant essentiellement à un objectif de rendement budgétaire".
Le rapport pointe notamment :
- L'absence de concertation préalable avec les professionnels
- La sous-estimation des difficultés de mise en œuvre
- La révision à la baisse du gain fiscal attendu (150 millions contre 400 millions initialement)
- Les risques d'effets rétroactifs non maîtrisés
Les seuils actuellement en vigueur
Nouveau cadre depuis janvier 2025
Parallèlement à cette réforme avortée, d'autres modifications sont bien entrées en application au 1er janvier 2025 :
Activités de vente de marchandises et d'hébergement :
- Seuil de base : 85 000 euros (contre 91 900 euros auparavant)
- Seuil de tolérance : 93 500 euros (contre 101 000 euros)
Prestations de services et locations meublées :
- Seuil de base : 37 500 euros (contre 36 800 euros)
- Seuil de tolérance : 41 250 euros (contre 39 100 euros)
Nouvelles règles de dépassement
La réforme de janvier 2025 a aussi supprimé la possibilité de dépasser le seuil de base pendant deux années consécutives. Désormais, tout dépassement du seuil de base entraîne automatiquement l'assujettissement à la TVA dès le 1er janvier de l'année suivante.
Cette règle plus stricte vise à limiter les situations où des entreprises développées continuaient à bénéficier indûment de la franchise.
Extension européenne du régime de franchise
Une ouverture vers l'Union européenne
Depuis janvier 2025, les entreprises françaises peuvent bénéficier de la franchise de TVA pour leurs opérations dans d'autres États membres de l'UE. Cette extension représente une véritable opportunité pour les auto-entrepreneurs souhaitant développer leur activité à l'international.
Les conditions à respecter sont :
- Ne pas dépasser un plafond global de 100 000 euros dans l'ensemble de l'UE
- Respecter les conditions spécifiques de chaque État membre
- Effectuer les déclarations requises selon l'article 293 B ter du Code général des impôts
Cette mesure répond à la directive européenne 2020/285 qui vise à harmoniser les règles applicables aux petites entreprises au sein de l'Union.
Implications pratiques
Cette extension européenne modifie significalement les perspectives des auto-entrepreneurs. Elle permet notamment aux prestataires de services de facturer sans TVA leurs clients européens, sous réserve du respect des plafonds.
Cependant, certains pays ont mis en place des garde-fous pour éviter les situations de concurrence déloyale, créant parfois des complexités supplémentaires.
L'action parlementaire contre la réforme
Initiative de l'Assemblée nationale
Le 2 juin 2025, l'Assemblée nationale a adopté en première lecture une proposition de loi visant à abroger définitivement la réforme. Ce texte, porté par plusieurs groupes parlementaires, propose de revenir aux seuils antérieurs de 37 500 euros pour les services et 85 000 euros pour le commerce.
L'adoption de cette proposition témoigne de la transversalité de l'opposition à la réforme, dépassant les clivages politiques habituels.
Le processus législatif en cours
Pour être définitivement abrogée, la proposition de loi doit encore être examinée par le Sénat. Given l'opposition marquée de la Haute assemblée exprimée dans son rapport d'avril, cette adoption semble probable.
Cette démarche parlementaire illustre la capacité du Parlement à corriger les décisions gouvernementales lorsque celles-ci s'avèrent inadaptées à la réalité économique.
Impact économique et social de la suspension
Soulagement du secteur
La suspension de la réforme a été accueillie avec soulagement par l'ensemble des représentants des auto-entrepreneurs. Les inscriptions au régime, qui avaient chuté drastiquement après l'adoption de la loi de finances, ont progressivement repris.
Cette situation illustre l'importance de la stabilité réglementaire pour maintenir la confiance des entrepreneurs dans leurs décisions d'investissement.
Conséquences budgétaires
Pour l'État, cette suspension représente un manque à gagner de plusieurs centaines de millions d'euros. Cependant, le coût économique global d'une réforme mal calibrée aurait pu être bien supérieur, notamment en termes de destruction d'activité et d'emploi.
Le gouvernement devra trouver d'autres sources de financement pour compenser cette perte de recettes.
Perspectives pour 2026
Le retour probable de la mesure en 2026
Il faut être clair : la mesure n'est pas abandonnée, seulement reportée. Le gouvernement a explicitement annoncé que cette réforme controversée de l'abaissement du seuil à 25 000 euros reviendra sur la table lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2026.
Le ministre de l'Économie Eric Lombard l'a confirmé le 30 avril : "Le gouvernement prévoit de reprendre les discussions dans le cadre du projet de loi de finances pour 2026." Autrement dit, les auto-entrepreneurs ont obtenu un sursis d'un an, mais devront de nouveau se mobiliser l'année prochaine.
La ministre des PME, Véronique Louwagie, a été chargée de réunir les parlementaires des différents groupes pour élaborer une proposition "plus équilibrée", mais l'objectif de réduction des seuils reste inchangé.
Les enjeux du futur dispositif
Plusieurs pistes sont évoquées pour la réforme de 2026 :
- Une période de transition plus longue pour permettre l'adaptation
- Des seuils différenciés selon les secteurs d'activité
- Un accompagnement renforcé des entreprises concernées
- Une meilleure prise en compte des situations de concurrence internationale
Recommandations pour les auto-entrepreneurs
Gestion immédiate
En l'absence de changement pour 2025, les auto-entrepreneurs doivent continuer à surveiller leurs seuils actuels. Le dépassement du seuil de base entraîne désormais automatiquement l'assujettissement à la TVA l'année suivante.
Il convient également de tenir une comptabilité précise pour anticiper d'éventuels changements futurs et pouvoir réagir rapidement si nécessaire.
Un répit, pas une victoire définitive
Les auto-entrepreneurs ne doivent pas s'y tromper : cette suspension n'équivaut pas à un abandon de la réforme. Le chiffre d'affaires réalisé en 2025 servira de référence pour déterminer l'assujettissement à la TVA à partir de 2026, une fois la nouvelle version de la mesure adoptée.
Cette situation crée une forme d'épée de Damoclès au-dessus de la profession. Les entrepreneurs qui dépassent actuellement 25 000 euros de chiffre d'affaires savent qu'ils devront probablement s'acquitter de la TVA dès 2026 si la réforme revient dans sa forme initiale ou une version similaire.
Participation au débat public
La suspension de cette réforme montre l'importance de la mobilisation professionnelle. Les auto-entrepreneurs ont intérêt à participer aux consultations futures et à faire entendre leur voix dans le débat public.
Analyse des enjeux sous-jacents
La question de l'équité fiscale
Au-delà des aspects techniques, cette réforme soulève des questions fondamentales sur l'équité fiscale. D'un côté, les pouvoirs publics cherchent à réduire les avantages dont bénéficient certaines catégories d'entrepreneurs. De l'autre, ces avantages constituent souvent la contrepartie de la précarité et de l'absence de protection sociale.
Cette tension entre équité et soutien à l'entrepreneuriat continuera probablement à structurer les débats futurs.
L'adaptation aux réalités européennes
La pression européenne pour harmoniser les régimes fiscaux nationaux ne disparaîtra pas avec cette suspension. La France devra trouver un équilibre entre respect des directives communautaires et préservation de ses spécificités nationales.
Cette contrainte européenne explique en partie la persistance du gouvernement à vouloir réformer le système, malgré les oppositions nationales.
La suspension de la réforme des seuils de TVA constitue un épisode significatif dans l'évolution du régime de l'auto-entrepreneur, mais il serait naïf de considérer ce report comme une victoire définitive. La mesure controversée reviendra très certainement dans le budget 2026, peut-être sous une forme légèrement modifiée mais avec le même objectif d'abaissement des seuils.
Cette situation illustre l'importance du dialogue social dans l'élaboration des politiques publiques, mais aussi la nécessité pour les auto-entrepreneurs de rester mobilisés. Le sursis obtenu doit être mis à profit pour préparer les arguments et les contre-propositions qui seront nécessaires lors des prochains débats parlementaires.